Lost Highway : le disque, par Nicolas Saada

Article paru dans les Cahiers du cinéma numéro 512, avril 1997.

 

 

Lost Highway, est sans conteste le travail sonore le plus ambitieux de Lynch, puisque, comme le film, il ne joue que sur les ruptures et les variations. Outre Badalamenti, compositeur attitré du cinéaste depuis 1986, on retrouve sur cette bande sonore d'autres noms, Barry Adamson et surtout Trent Reznor, fondateur du groupe Nine Inch Nails. Le résultat est une sorte de gigantesque " mix " des sonorités les plus diverses : jazz, rock, easy listening, trip-hop, dub, musique électronique. 

Le tour de force de la musique de Lost Highway est à rapprocher de celui du film : la variation, la discontinuité ne font jamais obstacle à la cohérence qui se dégage du disque. Au contraire même, c'est dans le métissage, le bric à brac musical, que Lynch semble le plus à l'aise. Au lieu d'assujettir son film à une forme musicale dominante, il préfère puiser dans tous les genres une source d'inspiration. De ce point de vue, la bande sonore obéit à un principe de collage, qui fut longtemps revendiqué par nombre de cinéastes underground. 

Lost Highway est un superbe album qui présente l'originalité d'offrir à l'auditeur l'intégralité des musiques du film. Une simple écoute suffit à nous replonger dans l'atmosphère inquiétante et sauvage du film. De courts extraits des dialogues font resurgir, l'espace d'un court instant, les visages des principaux protagonistes : c'est une vraie expérience musicale, une sorte de voyage sonore. 

Dès le premier morceau, I'm deranged, interprété par David Bowie, qui accompagne le générique, on entre dans l'univers noir et angoissant du film. On reconnaît la patte de Trent Reznor dans Videodrones, questions ou Apple of Sodom (interprété par Marilyn Manson, groupe produit par Reznor), à la sonorité très dure. Angelo Badalamenti quant à lui renoue avec l'esprit des précédents films de Lynch : Red Bats with Teeth ou Fred's World évoquent la texture complexe de Twin Peaks ou de Blue Velvet. Le rock extrêmement brutal de Ramstein, qui fait penser autant à John Carpenter et Kraftwerk qu'au style radical des groupes allemands des années 80, est des plus dérangeants. 

L'utilisation qu'en fait Lynch dans le film n'est en rien ambiguë : cette musique destructrice et nihiliste s'accorde bien avec les films super 8 décadents que se projette l'ignoble Mr Eddy. Chez Lynch, la musique n'est jamais un simple commentaire de l'action mais un véritable reflet de l'âme. La révélation de Lost Highway a pour nom Barry Adamson, compositeur de plusieurs thèmes extraordinaires en contrepoint de ceux, plus abstraits, signés Badalamenti : Eddy's theme 1 and 2 sont de superbes compositions jazzy, qui évoquent le Mancini de Touch of Evil. Mais Adamson est aussi très à l'aise dans le trip-hop avec Something Wicked this Way Comes. 

Comme Kubrick, Lynch est aussi un grand utilisateur de musiques déjà enregistrées. On trouvera sur la bande sonore de Lost Highway le Insensataez de Antonio Carlos Jobim, qui illustre la séquence oùi Balthazar Getty, allongé sur une chaise longue, est en proie aux plus étranges réminiscences. Unique moment de paix du film, oùi la musique joue ici le rôle d'une sorte de voix intérieure triste et plaintive. L'agencement des plans et la sensualité de Jobim sont en harmonie parfaite, grâce au génie visionnaire de Lynch. De quoi encourager l'auditeur à s'ouvrir (peut-être) à l'oeuvre de Jobim, dont on retrouvera Insensataez et bien d'autres morceaux sublimes sur l'album Verve The Composer plays... 

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